Vita
Monteverdi - Scelsi
Avec
- sarah iancu (violoncelle)
- & matthieu lejeune (violoncelle)
“Il y a quatre siècles, Claudio Monteverdi est le premier compositeur dont la musique raconte des drames humains, des amours, des attentes, des rêves. Il y a plus de cinquante ans, Giacinto Scelsi compose une trilogie pour violoncelle seul : Les trois âges de l’homme. Jeunesse – énergie, drame – maturité, vieillesse-souvenirs : j’imagine la vie d’Angioletta-Angel racontée à travers deux compositeurs que quatre siècles séparent.”
PROGRAMME
Claudio Monteverdi, Avoce sola’ Se i languidi miei sguardi*
Claudio Monteverdi, Ardo*
Giacinto Scelsi, Trilogia – I Tre Stadi Dell’Uomo : Triphon II
Claudio Monteverdi, Libro Ottavo : Mentre vaga Angioletta*
Claudio Monteverdi, Introduction Non Morir Senequa (extrait) : L’incoronazione di Poppea**
Giacinto Scelsi, Trilogia – I Tre Stadi Dell’Uomo : Triphon III
Claudio Monteverdi, Libro Ottavo : Altri canti d’amor (extrait)**
Giacinto Scelsi, Trilogia – I Tre Stadi Dell’Uomo : Dithome
Claudio Monteverdi, Libro Ottavo : Hor ch’el Ciel e la Terra (extrait)**
Giacinto Scelsi, Trilogia – I Tre Stadi Dell’Uomo : Ygghur I
Claudio Monteverdi, Libro Ottavo : Il combattimento di Tancredi e Clorinda (extrait)**
*Arrangements : Sonia Wieder-Atherton
** Arrangements : Sonia Wieder-Atherton et Franck Krawczyk
CONVERSATION IMAGINAIRE
Pourquoi VITA ?
Le premier titre qui m’est venu est Vies et Destins.
Parce qu’il s’agit bien de la vie. La vie et ses prises de risques, la vie et ses expériences, ses sauts dans le vide, ses défaites, ses victoires. Alors puisqu’on se trouve en Italie, Vies et Destins est devenu VITA.
Pourquoi as-tu réuni dans ce programme ces deux compositeurs ?
Parce que je les ressens tous les deux comme des explorateurs des forces humaines. Chacun à sa manière essaie de toucher ce qui lie l’être humain au cosmos, à l’espace. Les impulsions créatrices, les émotions, comment tout cela s’exprime. Cette quête inlassable les pousse à faire exploser la notion d’époque dont chacun d’eux sort avec fracas. C’est pour cela qu’ils peuvent raconter une vie, ensemble.
Monteverdi d’abord…
Il est né en 1567, il y a donc plus de quatre siècles.
Je crois que l’extraordinaire moteur de Monteverdi, outre son génie, est sa passion pour les contradictions, les conflits, les errances qui traversent l’âme humaine.
Tel un tragédien, il cherche à mettre en musique, à théâtraliser des textes qu’il choisit au cours de sa vie, de plus en plus dramatiques.
Il fait « éclater » la forme du madrigal, l’agrandit, l’étire, la libère pour permettre à ses personnages d’y exprimer la profondeur de ce qu’ils ressentent. Il regroupe ses madrigaux en huit livres auxquels il donne des noms qui pourraient être ceux de pièces de théâtre. Monteverdi dans ses écrits revient très souvent sur la notion de contraste, de contraire.
“Il me fallait traduire dans le chant deux passions contraires : Guerre impliquant supplication et Mort.
Ce sont les contraires qui émeuvent fortement notre âme, l’émotion étant le but que doit rechercher toute bonne musique.” 1
Pour cela il doit « inventer », mot qui revient aussi très souvent dans ses écrits. Inventer… Lucide, il prévient ses futurs auditeurs : “Il est facile d’ajouter à ce qui a été inventé alors que tout commencement est faible.” 2
Il invente l’expression de la colère qu’il estime ne pas exister encore dans la musique. Il cite Platon : “Prend l’harmonie qui imite le plus les accents de celui qui va au combat.” 3
Il demande à l’interprète de chanter sans battue, de s’abandonner à des ralentissements ou des accélérations.
Il ose des harmonies déchirantes, dérangeantes même parfois, comme des lignes mélodiques allant du plus fluide au plus rugueux.
Tout en se battant en permanence pour garder un poste qui lui permet de vivre et en plaisant à ses commanditaires, Monteverdi poursuit sa quête sans relâche tel un prophète, et ouvre grand la porte à des siècles de musique.
En quoi consiste le travail de transcription ?
D’abord dans le choix. La majorité sont des madrigaux tirés du huitième livre, le livre des amours et des guerres, un des plus intenses de Monteverdi.
Ensuite, il y a un long travail qui porte sur la transcription elle-même. Mais le plus délicat, il me semble, est la recherche liée à l’interprétation. Comment donner l’impression de parler sans les mots, comment trouver la variété de timbres, de couleurs, comment trouver dans la course d’archet cette manière de vocaliser sur une voyelle des mesures entières… Et puis vient le travail avec Sarah et Matthieu. Chercher à ce que les voix se fondent parfois comme une seule, s’imitent, et parfois au contraire, creuser la différence de timbre.
Dans Se i languidi miei sguardi, par exemple j’imagine que les deux violoncelles me créent un espace qui se situe entre la voix de basse et la voix de ténor (donc plus aigue que la mienne). Et à l’intérieur de cet espace fermé, j’erre, essayant de me débattre, seule avec ma peur de me livrer… C’est cela je crois qui donne ce son si particulier à cette transcription.
Et quel est le rôle de ton complice Franck Krawczyk ?
A Franck comme chaque fois d’abord je raconte. Je mets en scène mon histoire…
Et comme chaque fois, il rentre dans celle-ci comme si elle lui était familière. Très vite, il a des idées liées à la forme, aux enchaînements. Ou il me dirige vers des œuvres qui y trouvent une place évidente.
Et plus concrètement nous avons fait certaines transcriptions ensemble. Essayé de nombreuses possibilités…
Et Giacinto Scelsi ?
Scelsi est né en 1905.
C’est un homme solitaire, hors de tous les courants et les modes.
Un homme qui dit de ses œuvres qu’elles ont « laissé des traces dans les fissures »4.
Il voyage beaucoup (Égypte, Orient…) et s’imprègne des découvertes qu’il fait.
Le son et sa puissance sont probablement des sujets qui l’habitent le plus passionnément.
“ …ce qui m’intéresse est précisément de chercher à percevoir, recevoir et manifester – avec des instruments ou avec la voix – une partie même la plus petite, de cette force sonore qui est à la base de tout, qui crée et souvent transforme l’homme.” 5
Au cours d’une de ses nombreuses phases créatrices, il acquiert un instrument – l’ondioline – une sorte d’orgue ancêtre de l’informatique, capable de reproduire les quarts et huitièmes de tons, sur lequel il improvise des heures durant cherchant à atteindre un état de transe. Il enregistre ces séances et travaille ensuite cette matière, lui donnant une forme, jusqu’au moment où les transcripteurs se mettent au travail pour que naisse une partition qui est alors à nouveau retravaillée par lui.
“ Je compose dans un état de passivité lucide ” 6, dit-il encore.
On commence à percevoir la dualité présente en tout chez Scelsi.
Oui,
Activité – observation,
Cri – silence
Vide – plein.
Mer – vague
“ Le son est le premier mouvement de l’immobile. ” 7
Il signe tous ses écrits, ses compositions par un cercle, souligné d’un trait, un « O » signe zen.
La Trilogie date de l’époque où il improvisait sur l’ondioline ?
Oui. Entre 1957 et 1965. C’est une gigantesque fresque pour violoncelle seul. Les trois âges de l’homme est né de cette période.
Trilogie est divisée en trois chapitres, Triphon (dont je joue le troisième mouvement), Dithome (que je joue en entier) et Ygghur, (dont je joue le premier mouvement).
Je ne joue pas tous les mouvements pour des raisons de forme, de durée et d’harmonie entre les deux compositeurs.
Suivant le cours d’une vie, Jeunesse – Maturité – Vieillesse, il semble que Giacinto Scelsi explore l’essence même de l’énergie qu’il va puiser dans son et dans ce qu’il provoque lorsqu’il se déploie en volutes infinies, dans une vitesse qui semble au-delà du possible. De même les sauts gigantesques dans les lignes musicales… Il explore l’improvisation comme fuite vers l’inconnu. Il repousse les limites de l’instrument et demande à l’interprète un engagement comme je l’ai rarement expérimenté. Puis arrive le troisième chapitre, la vieillesse et les souvenirs. L’état émotionnel change complètement. C’est le temps de la contemplation.
La notation musicale est-elle « classique » ?
Oui. Mais il y a là encore des inventions extraordinaires. Dont une me fait penser à la fameuse distorsion inventée par Jimmy Hendrix, née d’un hasard puisqu’il s’agissait au départ d’une panne d’ampli. Le hasard qui rentre dans l’univers créé est aussi un concept que Scelsi cherche à débusquer.
Pour le troisième mouvement de Triphon (Jeunesse – Energie – Drame), Scelsi invente une sourdine en métal qui distord le son et y ajoute comme des battements d’ailes qui créent un mélange d’harmoniques et de sons réels. Là aussi je dirais qu’on retrouve une dualité très forte ; la sourdine joue dans deux directions opposées ; l’ajout de sonorités extraordinaires, mais également une contrainte liée à l’imprévisible. Comment va réagir la corde, à quel moment de la phrase, modifiant par là bien sûr les réactions de l’interprète.
Et pour jouer Ygghur (Vieillesse), les quatre cordes du violoncelle sont désaccordées (en ré bémol, si bémol, ré bémol, si bémol). C’est presque un autre instrument qu’on découvre. L’accord provoque des polyphonies aux spectres étranges, souvent d’une grande tendresse.
Scelsi pousse à découvrir des vibratos ou plutôt des vibrations différentes obtenues par des vitesses variées de tremblement de la main gauche. Le son se dématérialise pour laisser la place à tout ce qui l’a précédé et qui apparaît comme la révélation d’un secret…
La notion de temps est-elle importante dans VITA ?
Il y a deux lignes parallèles qui incarnent le temps. Deux temps différents.
Une ligne relie le XVIe siècle au XXe siècle.
L’autre dessine une vie, de la jeunesse à la vieillesse.
Et il y a peut-être entre elles un jeu de miroir…
Il s’agit donc de plusieurs vies ?
Oui. Au début je l’ai pensé. Mais aujourd’hui, en réécoutant ce qu’on a enregistré cet automne dans l’ordre que j’ai imaginé, Angioletta et Angel sont devenus un seul et même personnage.
Angioletta du XVIe qui devient Angel au XXe.
Inspirée par les textes des madrigaux, son histoire est née.
Comme un livre alors ?
Peut-être. Un livre qui réunirait deux génies hors de leur temps : Claudio Monteverdi et Giacinto Scelsi.
Alors raconte-nous l’histoire d’Angioletta-Angel…
L’HISTOIRE D’ANGIOLETTA-ANGEL
Monteverdi / Avoce sola’ Se i languidi miei sguardi*
Imaginons Angioletta toute jeune. Elle se décide à écrire une lettre qui va révéler un amour qui l’envahit totalement. Pour qui, on ne sait pas. Ce qui s’exprime, c’est l’intensité qui émane de cet être qui va se livrer, ouvrir un secret. C’est seule qu’elle expérimente la fragilité, la nudité liées à la révélation.
Monteverdi / Ardo
On retrouve Angioletta quelques années plus tard. Elle est peut-être plus consciente, elle a en tout cas perdu l’innocence. Dans son chant apparaît l’imagination de la souffrance que pourrait engendrer la réponse à ce qu’elle brûle d’exprimer. Les mots ne sortent pas de sa bouche, ils s’arrêtent sur ses lèvres. Ils la brûlent, la brûlent…
Scelsi / Trilogie – Les trois âges de l’homme : Triphon II
Angel traverse l’adolescence. Le moment des expériences. Le moment où chaque chose est vécue avec une intensité pouvant aller jusqu’à la douleur, comme un aveuglement créé par une lumière trop forte. Les pentes empruntées sont vertigineuses. Rien n’arrondit les angles. Rien n’est relativisé. Tout est vital, question de vie ou de mort.
Monteverdi / Libro Ottavo : Mentre vaga Angioletta
Voilà Angioletta dans le madrigal qui porte son nom. Angioletta virevolte, entièrement occupée par les jeux de la séduction. Elle commence par errer seule, sans but ; puis petit à petit rentre dans une danse alternant vertiges, pauses, tournoiements, murmures, cris, accents brisés, cassures. Elle procède par imitations, taquine. Elle se cherche à travers le regard des autres. Elle danse en miroir, c’est la danse de la séduction. Jusqu’à en perdre la tête.
Monteverdi / « Introduction » Non Morir Senequa (extrait) : L’incoronazione di Poppea
Mais soudain, elle entend en chuchotant d’abord puis de plus en plus distinctement les mots « Ne meurs pas ». Cette lente montée implacable semble vouloir la rappeler à elle-même, la retenir, coûte que coûte…
Scelsi / Trilogie– Les trois âges de l’homme : Triphon III
La réponse d’Angel sera un déferlement de sons. D’énergie. De forces rebelles, comme pour se libérer de l’état dont elle était prisonnière. C’est une énergie non contrôlable. Nécessaire pour que le passage à l’âge adulte se fasse…
Monteverdi / Libro Ottavo : Altri canti d’amor (extrait)
Et l’âge adulte c’est peut-être la découverte d’un autre visage.
Angioletta est face à la force de la présence de l’autre.
L’autre, un être aimé mais qui reste irrémédiablement autre.
Un autre qui la confrontera peut-être, l’accompagnera parfois, la surprendra aussi. Mais c’est une fois la peur éloignée (de sa chair) qu’enfin elle se laissera aller au risque de l’union. Union de deux âmes.
Scelsi / Trilogie – Les trois âges de l’homme : Dithome
Imaginons-nous à peu près au milieu de la ligne de vie. Le moment où s’esquisse un regard vers le passé pour y puiser les forces nécessaires au présent. Les images défilent. Angel repense à la solitude. Repense à l’errance. Repense aux rencontres. Repense à l’énergie allant jusqu’à l’ivresse. Repense au dépassement des possibles.
Voilà peut-être la dichotomie de Dithome : l’aller-retour constant entre les forces puisées à leur source et la vibration du présent. Et par là la naissance d’un nouvel équilibre créé par la sensation du temps qui passe. Un équilibre possible à l’aube de la maturité.
Monteverdi / Libro Ottavo : Hor ch’el Ciel e la Terra (extrait)
C’est une matière sonore, un état d’immobilité. Le ciel et la terre se sont tus. Et même le vent. On est suspendu, abandonné à ces harmonies envoûtantes.
Scelsi / Trilogie – Les trois âges de l’homme : Ygghur I
Puis arrive le temps de la vieillesse. Les bruits s’estompent. Les gestes sont plus lents. Chaque parole est un voyage au cœur du son. Jusque là où bat son cœur. La matière se fragilise pour laisser place au timbre, à la couleur, aux vibrations et au souffle.
Monteverdi / Libro Ottavo : Il combattimento di Tancredi e Clorinda (extrait)
Et ce temps très court qu’elle sait lui rester, c’est Angioletta, apaisée, qui le fait durer une éternité.
1. Claudio Monteverdi, Correspondance, préfaces, épîtres dédicatoires – Texte original intégral,
Mardaga, Paris, 2001. 2. Ibid. 3. Ibid.
4. Makis Solomos, Giacinto Scelsi. Les Anges sont ailleurs…, textes inédits recueillis et commentés
par Sharon Kanach, Actes Sud, Paris, 2006. Extrait du chapitre « Poème (auto)biographique ».
5. Ibid. Extrait du chapitre « La Force cosmique ».
6. Ibid. Extrait du chapitre « Autoquestionnaire ».
7. Ibid. Extrait du chapitre « La Puissance cosmique du son ».
Conception et mise en espace : Sonia Wieder-Atherton
Collaboration musicale et arrangements : Franck Krawczyk
Avec : Sarah Iancu et Matthieu Lejeune, violoncelles
Création lumières : François Thouret
Crédits photos : Thomas Robin
(2011)

