Chants Juifs

Avec

  • bruno fontaine (piano)

“Ce cycle de chants juifs est né de ma recherche sur la musique juive liturgique. Une musique aux racines si anciennes, qui a accompagné le peuple juif durant des siècles de pérégrinations. Je me suis intéressée à des mélodies de différentes sources, mais ce qui m’a véritablement inspirée, c’est le chant des cantors, ou hazans, et son expressivité intérieure, intime, contenant pourtant une telle force d’expression. Dans cette musique, le populaire et le sacré se confondent. Qu’elle soit gaie ou triste, lente ou rapide, prière, chant populaire ou encore danse, elle est toujours partage et intimité. J’ai senti que je connaissais cette musique depuis toujours, depuis bien avant ma naissance, c’était une impression étrange. Après ce cycle, je voulais rester dans l’intimité que crée le conteur et j’ai choisi de me tourner vers l’Espagne et l’Amérique du Sud, avec Montsalvatge, Salgan et Piazzolla. Dans ces régions du monde, chaque moment important de la vie est l’occasion d’un chant ou d’une danse, mais avec un rapport au rythme tout autre. Un rythme toujours présent, dans une berceuse, dans une ballade comme bien sûr, dans un tango.
Et pour finir, l’extraordinaire sonate de Britten écrite en 1961, qui pour moi résonne de manière mystérieuse avec le reste du programme.
Elle semble poursuivre la « conversation » du début de soirée, être une réponse à l’Elégie et terminer par un final dont le coup d’archet rythmique en ricochet nous rappelle étrangement le Tango de Salgan.”

PROGRAMME
Cycle de Chants juifs traditionnels, arrangements Sonia Wieder-Atherton et Jean-François Zygel, Prière, Question, Psaume, Kaddish, Conversation, Elégie, Danse
Jean-François Zygel, Nigun, Psalmodie
Dmitri Shostakovich, 4 préludes pour violoncelle et piano et sonate opus 40 pour violoncelle et piano
Xavier Montsalvatge, Cradle song for a little black boy
Horacio Salgan, A fuego lento
Astor Piazzolla, Ballade pour un fou
Benjamin Britten, Sonate pour violoncelle et piano en Do majeur


QUATORZE RÉCITS
I. Kol Nidre
Tous, on a eu un jour ou l’autre à attendre, et on aura à attendre encore souvent. Attendre un résultat, attendre un retour, attendre une nouvelle. On sait qu’on aura à attendre, on s’y prépare. On tente de s’installer avec elle, l’attente, de s’entendre avec elle bon gré mal gré. Le propre de cette attente, c’est de ne pas savoir ce qui en découlera et d’accepter qu’on n’est pas seul à décider, (qu’on n’est pas seul maître des événements). C’est un ballet qui se danse, un ballet secret, invisible, de petits pas vers le passé, de scènes remontant à la surface, vécues, imaginées ou espérées. Où l’on parlemente, on rit, on se fâche, on se réconcilie avec d’autres, avec soi. Petit à petit les choses se pacifient, faisant place à un besoin de recommencer, de se sentir beaucoup plus léger.
Ce chant, il est pour ce jour là… Il résonne, présent sans discontinuer comme pour se souvenir qu’une fois l’attente terminée, c’est un regard nouveau qu’on posera.

II. Question
La question a des propriétés infinies. Une question ou plus exactement ce qu’elle provoque peut ouvrir un texte en faisant apparaître une nouvelle manière de s’y glisser, et donc de l’éclairer… Nous les interprètes, nous répétons des textes joués et rejoués par nous, et avant nous par d’autres, mais chaque jour nous y cherchons autre chose, nous cherchons à y découvrir ce qu’on n’y voyait peut-être pas hier. Le texte, nous le remettons en question, et par là même nous nous remettons en question. Nous cherchons les accents, le rythme, la cantillation, les silences, le timbre pour le transmettre. Le pouvoir dire d’un texte est infini et perpétuellement en mouvement. Chaque époque le comprend à sa manière et le texte contient en lui les époques futures. Un texte est vivant. La question souffle sur sa flamme, qui se met à vibrer, à danser.
Je crois que tous ceux qui travaillent inlassablement des textes, savent l’importance de la question. La question qui ouvre à d’autres questions, car comme dit Blanchot la réponse est le malheur de la question.

III. Psaume
Il n’est pas nécessaire que tu sortes de ta maison. Reste à ta table et écoute. N’écoute même pas, attends seulement. N’attends même pas, sois absolument silencieux et seul. Le monde viendra s’offrir à toi pour que tu le démasques, il ne peut faire autrement, extasié il se tordra devant toi.
Franz Kafka

IV. Conversation
Ou l’importance du dialogue. Du dialogue avec l’autre. Avec celui auquel je me confronte, celui qui me déstabilise, celui qui me montre un autre angle de perception, celui dont l’histoire va s’ajouter à la mienne. Celui qui me fera dévier de mon chemin (parce qu’il ne le connaît pas), pour que je le retrouve peut-être élargi. Celui qui ne laissera pas le pouvoir de l’habitude gagner du terrain imperceptiblement. Celui qui s’assurera que je m’étonne assez. C’est une histoire de rythme, de mouvement d’allers et venues, comme entre deux joueurs d’échec assis l’un en face de l’autre. La version russe de ce dialogue est un dicton : mieux vaut perdre avec un intelligent que gagner avec un imbécile. Les Russes savent toujours raconter une histoire en quelques mots.

V. Nigun
J’ai lu un jour que Pouchkine aurait inventé un mot, « Niguna » dont il aurait dit que cela décrivait « la félicité judéo-slave ».
Alors cette félicité judéo-slave, c’est quoi ?
Serait-ce le tout petit soupir avant la réponse à la question « comment ça va ? »
Serait-ce le geste de main qui veut tout dire, aussi bien « oublions » que « ne t’en fais pas, tout va s’arranger »?
Serait-ce cette même passion mise à discuter d’un fait de la vie quotidienne que d’une question métaphysique ? Et de conclure par une histoire drôle au moment le plus inattendu ?
Serait-ce de répondre à une question par une autre question, et certainement un jour, même tout bas, de poser celle-là, c’est quoi être juif ?

VI. Prière
Un funambule monte sur son fil. Il est encore porteur du brouhaha de la vie quotidienne. Il s’en détache petit à petit et avance. Il penche sur sa gauche, il rectifie, puis il se penche sur sa droite, rectifie encore. Il attend, il avance encore un peu, s’aide de sa perche. Puis il s’équilibre : lui, le fil et l’air ne font plus qu’un. C’est un moment d’unicité. Le funambule crée un espace indépendant de la mesure du temps. Il entend aussi bien les voix de ceux qui sont là que des voix qu’il est le seul à entendre. Elles se mêlent et se mettent même à bavarder. Tout est fluide, Il creuse chaque seconde qui passe mais n’a pas peur de sa fin. Puisque tout est réuni. Il avance. Il a traversé. Il descend. Il a fini de prier.

VII. Chanson
Une chanson c’est ce qu’on chante à un enfant. C’est ce timbre de voix qu’il retiendra. L’intonation, la manière de chuchoter les mots, de répéter les refrains, l’accent peut-être. Les occasions où on a chanté des chansons, ou pas chanté. C’est le bruit dans les rues, les cris des voisins dans la cour, le son des klaxons. Pour moi par exemple, le bruit particulier que font les grosses voitures automatiques américaines sillonnant les avenues est une chanson. Le bruit des pelles en métal grattant la neige en Russie en est une autre. La chanson a un lien direct avec l’origine. C’est une petite mélodie qu’on remarque à peine mais qui est là quelque part. Un petit sifflement comme celui de Joséphine, la cantatrice de Kafka.
Mais quand je parle d’origine, je ne parle pas de l’enfance et de souvenirs précis, je parle d’une sensation d’appartenance à un univers dont la chanson fait partie.
C’est ce que Gilles Deleuze appelle la ritournelle : “C’est quand je fais le tour de mon territoire, j’essuie mes meubles, y’ a un fond de radio, je suis chez moi”.
Un lieu donc, chez soi. On y est, on en sort. Un mouvement continu entre y être et en sortir. C’est la relation de sa chanson avec le monde, la manière dont on emmène sa chanson, la transforme, la modèle, l’interroge, la mélange et la confronte qui peut s’appeler la création.
Et cela m’amène à parler de la notion de populaire. Le populaire, ce sont toutes ces chansons et c’est aussi le son ébouriffé de bruits humides d’eau du Danube que veut Janáček et les Chants de la Terre de Mahler.
C’est la manière unique d’un interprète de dire une phrase qui fait qu’on le reconnaît dès son premier son, avec sa propre ponctuation.
Comment dès lors séparer la musique classique de la musique populaire, ou la musique du monde, encore pire les hiérarchiser ? Ce serait comme ne reconnaître que la partie gauche d’une personne. Et point la droite. Ou bien vouloir les séparer.

VIII. Kaddish
Sur le Kaddish je ne dirai rien.

IX. Psalmodie
Psalmodier c’est l’art d’organiser le temps. De l’organiser en choisissant ses points d’appuis. C’est savoir scander une phrase. C’est l’histoire qu’on explore, qu’on raconte, entre les appuis, là pour reprendre son souffle, faire une pause et repartir. La psalmodie ce sont les mots, les hoquets dans les phrases, les grandes courbes fluides qui s’élèvent presque jusqu’à un état de transe pour arriver telles des vagues sur le sable et se briser, rassurées d’être sorties du vide comme le funambule après la traversée.
C’est peut-être ce qui m’a le plus inspirée chez certains cantors. Cet art-là. Celui de s’envoler.
Cela m’amène à parler de « rubato ». Comment exprimer avec des mots ce qu’est le « rubato », cette notion de liberté de discours mais cette fois dans un tempo précis ?
Faire pencher une phrase vers le temps suivant, pour arriver in extremis « à temps »…
Ou au contraire choisir la parfaite régularité tel le dessin d’un arc.
Les temps c’est comme le pouls. Comme un cœur qui bat. Certains battements sont des piliers, sur lesquels on s’appuie, physiquement, C’est le temps vertical. Puis emporté par une phrase, on se soulève au-dessus des temps suivants, telle la coque d’un bateau qui file sur les vagues et en effleure seulement les crêtes. C’est le temps horizontal. Les battements s’oublient alors, continuant pourtant à ponctuer en sourdine jusqu’à ce qu’apparaisse un nouvel appui nécessaire à la phrase, quelques vagues plus loin.
Entre ces temps piliers, il y a toujours des agencements possibles inexplorés.

X. Chemah
« Chemah » : « écoute ».
Pour écouter il faut être assez près. Pour écouter il ne faut pas trop vouloir sinon on n’entend plus rien. Pour écouter il faut presque se cacher, comme dans les herbes, la nuit, quand on veut être témoin d’instants de vie d’animaux sauvages. Pour écouter il faut se dire qu’il y a des choses qu’on n’entendra pas parce qu’elles gardent leur secret. J’aime l’idée que parfois on détourne le regard parce que tout n’est pas lisible, tout n’est pas prenable. C’est ce qui donne la profondeur à ce qu’on écoute, à ce qu’on regarde. Le secret c’est aussi donner la possibilité à celui qui reçoit, d’imaginer, de deviner, de partager.

XI. Incertitude
C’est une histoire de certitude qui me vient. Celle de ce jour, à Melun, il y a des années, où j’attendais de rencontrer pour la première fois Natalia Shakhovskaïa, celle qui allait devenir mon professeur et pour laquelle j’allais partir pour Moscou. Mais je ne savais rien de cela encore. Je me faisais les doigts en l’attendant. Je ne l’avais jamais vue. La porte était ouverte, des gens passaient que j’épiais avec inquiétude. Puis, du fond du couloir, j’ai vu la silhouette d’une femme marchant vers la classe. Elle portait un tailleur vert à carreaux, et portait son sac dans la pliure du coude. J’ai su immédiatement que c’était elle. Et j’ai su aussi, avec certitude, qu’elle allait jouer un rôle immense dans ma vie. Elle s’est approchée, m’a demandé mon nom, a souri quand elle a entendu mon prénom russe, et m’a demandé de jouer ce que j’avais préparé. Ce que j’ai senti s’est avéré plus vrai encore que tout ce que cette seconde m’a laissée entrevoir.
Ces certitudes, elles sont le résultat d’incertitudes, de dérives, de hasards, de recherches. Et un jour on en sort, comme on quitte un pays, un territoire, avant que ne recommence un nouveau cycle ou une nouvelle traversée.
J’ai compris que pour trouver le son dont je cherchais à percer le secret, il me fallait partir, là d’où il venait.
Je ne savais pas alors le lien qu’il pourrait y avoir entre ce choix-là et mon histoire, puisque de cette histoire je savais si peu, ou presque rien. Je ne savais pas que des années plus tard je découvrirais l’art des hazans qui continue à inspirer ma technique d’archet. Que la voix ou plus exactement les timbres de voix qui portent en eux la force de survie, la transmission d’une histoire, seraient une de mes plus grandes inspirations.
Alors je pense à une de mes paraboles talmudiques préférées qui raconte que le creux qu’on a au dessus de la lèvre supérieure est la marque du coup de baguette donné par un ange à notre naissance pour tout oublier. Puis durant sa vie on cherche à se souvenir.

XII. Danse
L’enfant regardait le vieil homme qui dansait et qui semblait danser pour l’éternité.
– Grand-père, pourquoi danses-tu ainsi ?
– Vois-tu mon enfant, l’homme est comme une toupie. Sa dignité, sa noblesse et son équilibre, il ne les atteint que dans le mouvement…
L’homme se fait de se défaire, ne l’oublie jamais !
Je crois qu’une fois qu’on a ressenti les forces que donnent la joie, on n’oublie pas et on veut recommencer. Joie qui comme dit encore Nahman de Bratslav, se saisit du corps de l’homme et voit ses mains, ses pieds se lever pour se mettre à danser.
Ces mouvements de joie risquent comme deux cailloux frottés l’un contre l’autre de faire naître une étincelle, et l’étincelle un feu. Autour de ce feu, on danse, et dans ce mouvement continu qu’on sait ne pas être éternel, on rit, on rit de soi, on rit des peurs, on tournoie et tournoie jusqu’à sentir monter comme la sève dans le tronc d’arbre de nouvelles forces de vie…

XIII. Chant Hassidique
Pologne, 1698. Naissance du Ba’al Shem Tov, le créateur du hassidisme. Son enseignement crée un renouvellement de la pensée et de l’action, et se répand très vite dans toute l’Europe de l’Est. C’est une sorte de révolution, de retour à la vie après une période noire de l’histoire. Le Ba’al Shem Tov avait un arrière petit fils, Nahman de Bratslav. Un personnage fascinant et terriblement attachant. Un conteur, un inventeur, un dérangeur. A travers ses contes, ses dictons, surgissent le besoin de questionner, de chanter et de danser, le besoin de se révolter, de ne plus avoir peur. C’est l’homme de l’étincelle.
Un conteur… Je crois que mon grand-père en était un.
Quand je pense à eux, à mes grands-parents, j’entends les « r » roulés, et je les vois l’un à côté de l’autre, debout sur leur petit balcon, remuant leur bras droit en guise d’au revoir dans un rythme lent et synchronisé, lui avec son inséparable chapeau noir, elle avec son manteau et son sac à main, jusqu’à ce que notre voiture ne soit plus à portée de vue. Chez eux je passais de longs moments dans la salle de bain à fixer ses chaussures à lui, solides, très bien entretenues. Je les regardais, bien alignées, comme si elles contenaient des secrets. Ceux des histoires qu’il n’aurait pas racontées. Celle de leur fuite de Roumanie parce qu’ils étaient juifs, histoire que j’ai apprise de ma mère, des années plus tard après leur mort à tous les deux, fuite pendant laquelle les chaussures ont joué un rôle primordial. Pourquoi est-ce que ma grand-mère ne m’a rien dit de ses études poussées de musique quand elle m’a vue commencer à mon tour ? Pourquoi a-t-elle arrêté le piano brutalement ?

XIV. Élégie
Quand je dis Élégie je pense à des images. Je pense à de longs plans fixes. Je vois des juifs d’Europe de l’Est émigrés aux Etats-Unis ; ils sont installés dans un terrain vague à New York, assis à des tables ou debout, ils nous font face. J’entends le récit de la sœur qui a perdu son frère dans les camps et qui pourtant croit le voir à chaque coin de rue. J’écoute le vieil homme de 85 ans qui termine un chant en yiddish par une note aiguë, fragile, cristalline, montrant les étoiles d’un geste de la main comme s’il voulait que cette dernière note les atteigne. Je vois cet autre homme qui cherche la rue Stanton, les essais de toutes celles et ceux qui l’entourent pour tenter de lui expliquer le chemin, et la conclusion générale : il n’y a pas de chemin pour aller rue Stanton.
Ce sont les personnages du film Histoires d’Amérique de Chantal Akerman. C’est pour eux, à la demande de Chantal, que j’ai fait ces recherches de musiques juives. Pour les accompagner. Pour les bercer. Pour ponctuer leurs récits. C’est comme ça que ces Chants Juifs sont nés.

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Conception et violoncelle : Sonia Wieder-Atherton
Piano : Bruno Fontaine
Arrangements et composition : Sonia Wieder-Atherton et Jean François Zygel
Textes écrits par : Sonia Wieder-Atherton
Crédits photos et vidéo : extrait du film « Chantal Akerman filme Sonia Wieder-Atherton »,
de Chantal Akerman, DR et Richard Dumas

(1996)